* LETTRE APOSTOLIQUE, “NOVO MILLENNIO INEUNTE””Au début du Nouveau millénaire”, et au terme du Jubilé

CITÉ DU VATICAN, Dimanche 7 janvier 2001 – Le pape Jean-Paul II
a signé hier, publiquement, Place Saint-Pierre, à la fin de la célébration
de l’Épiphanie et du Te Deum d’action de grâce pour l’Année jubilaire, sa
Lettre apostolique “Novo millennio ineunte”, “Au début du Nouveau
millénaire”. Elle sera présentée demain à la Salle de presse du Saint-Siège.
En voici le texte intégral, publié par la Librairie éditrice vaticane. Le
texte est de lecture aisée. Nous en avons publié le plan dans l’édition
d’hier.
Elle présente les lignes directrices de la pastorale de l’Église pour faire
fructifier les fruits du Jubilé, et en particulier cette invitation du pape
à “revenir au Christ”, à la contemplation de son Visage, à la prière
personnelle et communautaire et à la Parole de Dieu. Ce matin la presse
italienne soulignait aussi l’insistance du pape sur la communion fraternelle.

—————————————————–
LETTRE APOSTOLIQUE DE JEAN-PAUL II,
“NOVO MILLENNIO INEUNTE”
AU TERME DU JUBILE DE L’AN 2000
———————————————-

À mes Frères dans l’épiscopat,
aux prêtres et aux diacres,
aux religieux et aux religieuses,
à tous les fidèles laïcs.

1. AU DEBUT DU NOUVEAU MILLENAIRE, alors que s’achève le grand Jubilé au
cours duquel nous avons célébré les deux mille ans écoulés depuis la
naissance de Jésus et que s’ouvre pour l’Église une nouvelle étape de son
chemin, dans notre cour résonnent à nouveau les paroles par lesquelles
Jésus, après avoir de la barque de Simon parlé aux foules, invita l’Apôtre
à ” avancer au large ” pour pêcher: ” Duc in altum ” (Lc 5,4). Pierre et
ses premiers compagnons firent confiance à la parole du Christ et jetèrent
leurs filets. ” Et l’ayant fait, ils capturèrent une grande multitude de
poissons ” (Lc 5,6).
Duc in altum! Cette parole résonne aujourd’hui pour nous et elle nous
invite à faire mémoire avec gratitude du passé, à vivre avec passion le
présent, à nous ouvrir avec confiance à l’avenir: ” Jésus Christ est le
même, hier et aujourd’hui, il le sera à jamais ” (He 13,8).
Cette année, grande a été la joie de l’Église, qui s’est adonnée à la
contemplation du visage de son Époux et Seigneur. Plus que jamais, elle
s’est fait peuple en marche, guidé par Celui qui est ” le grand Pasteur des
brebis ” (He 13,20). Avec un dynamisme extraordinaire, qui a entraîné
nombre de ses membres, le peuple de Dieu, ici à Rome comme à Jérusalem et
dans toutes les Églises locales, a passé la ” Porte sainte ” qui est le
Christ. Vers lui, fin de l’histoire et unique Sauveur du monde, l’Église et
l’Esprit ont crié ” Marana tha – Viens, Seigneur Jésus ” (cf. Ap 22,17.20;
1 Co 16,22).
Il est impossible d’évaluer l’événement de grâce qui a atteint les
consciences au cours de l’année. Mais il est certain qu’un ” fleuve de vie
“, celui qui jaillit en permanence ” du trône de Dieu et de l’Agneau ” (cf.
Ap 22,1), s’est répandu sur l’Église. C’est l’eau de l’Esprit qui apaise la
soif et qui renouvelle (cf. Jn 4,14). C’est l’amour miséricordieux du Père
qui, dans le Christ, nous a encore une fois été révélé et donné. Au terme
de cette année, nous pouvons redire, avec une exultation renouvelée,
l’antique chant d’action de grâce: ” Rendez grâce au Seigneur: il est bon!
Éternel est son amour ” (Ps 118[117],1).

2. C’est pourquoi je sens le besoin de m’adresser à vous qui m’êtes chers,
pour partager le chant de la louange. Dès le début de mon pontificat,
j’avais pensé à cette Année sainte 2000 comme à une échéance importante.
J’avais vu dans cette célébration un rendez-vous providentiel où l’Église,
trente-cinq ans après le Concile ocuménique Vatican II, serait invitée à
s’interroger sur son renouvellement pour assumer avec un nouvel élan sa
mission évangélisatrice.
Le Jubilé a-t-il correspondu à cette fin? Notre engagement, avec nos
efforts généreux et nos immanquables faiblesses, est sous le regard de
Dieu. Mais nous ne pouvons nous soustraire au devoir de la gratitude pour “
les merveilles ” que Dieu a accomplies pour nous. ” Misericordias Domini in
æternum cantabo ” (Ps 89[88],2).
Mais en même temps ce qui s’est réalisé sous nos yeux demande à être
reconsidéré et, en un sens, déchiffré, afin que nous écoutions ce que
l’Esprit, tout au long de cette année si intense, a dit à l’Église (cf. Ap
2,7.11.17, etc.).

3. Et par-dessus tout, chers Frères et Sours, nous avons le devoir de nous
projeter vers l’avenir qui nous attend. Très souvent, ces derniers mois,
nous avons regardé vers le nouveau millénaire qui s’ouvre, vivant le Jubilé
non seulement comme mémoire du passé mais aussi comme prophétie de
l’avenir. Il faut maintenant mettre à profit la grâce reçue, la
transformant en fermes propos et en lignes d’action concrètes. C’est là une
tâche à laquelle je désire inviter toutes les Églises locales. En chacune
d’entre elles, rassemblée autour de son évêque, dans l’écoute de la Parole,
dans l’union fraternelle et dans la ” fraction du pain ” (cf. Ac 2,42), est
” vraiment présente et agissante l’Église du Christ, une, sainte,
catholique et apostolique “.1 C’est surtout dans la réalité de chaque
Église que le mystère de l’unique peuple de Dieu prend la configuration qui
fait qu’il s’adapte aux divers contextes et aux différentes cultures.
Cet enracinement de l’Église dans le temps et dans l’espace reflète, en
dernière analyse, le mouvement même de l’Incarnation. Il est donc temps
maintenant que chaque Église, en réfléchissant sur ce que l’Esprit a dit au
peuple de Dieu durant cette année spéciale de grâce, et même durant la
période plus longue qui va du Concile Vatican II au grand Jubilé, se livre
à un examen de sa ferveur et trouve un nouvel élan pour son engagement
spirituel et pastoral. C’est à cette fin que je désire offrir dans cette
lettre, en conclusion de l’Année jubilaire, la contribution de mon
ministère pétrinien, afin que l’Église resplendisse toujours davantage dans
la variété de ses dons et dans l’unité de son chemin.

I
LA RENCONTRE AVEC LE CHRIST,
HERITAGE DU GRAND JUBILE

4. ” NOUS TE RENDONS GRACE, SEIGNEUR, DIEU MAITRE-DE-TOUT ” (Ap 11,17).
Dans la Bulle d’indiction du Jubilé, je souhaitais que la célébration du
bimillénaire du mystère de l’Incarnation soit vécue comme ” un chant
unique, ininterrompu, de louange à la Trinité “2 et en même temps ” comme
un chemin de réconciliation et comme un signe d’espérance authentique pour
ceux qui regardent le Christ et son Église “.3 L’expérience de l’année
jubilaire s’est justement modulée selon ces dimensions vitales, atteignant
par moments une intensité qui nous a presque fait toucher du doigt la
présence miséricordieuse de Dieu, de qui descend ” tout don excellent,
toute donation parfaite ” (Jc 1,17).
Je pense tout d’abord à la dimension de la louange. C’est en effet de là
que part toute réponse authentique de foi en la révélation de Dieu dans le
Christ. Le christianisme est grâce; c’est la surprise d’un Dieu qui, non
content de créer le monde et l’homme, s’est mis à la hauteur de sa créature
et, ” après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé par les
prophètes, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par son Fils “
(He 1,1-2).
En ces jours! Oui, le Jubilé nous a fait sentir que deux mille ans
d’histoire ont passé sans atténuer la fraîcheur de cet ” aujourd’hui ” par
lequel les anges ont annoncé aux pasteurs l’événement merveilleux de la
naissance de Jésus à Bethléem: ” Aujourd’hui vous est né un Sauveur, dans
la ville de David. Il est le Messie, le Seigneur ” (Lc 2,11). Deux mille
ans ont passé, mais plus que jamais reste vivante la proclamation que Jésus
a faite de sa propre mission dans la Synagogue de Nazareth devant ses
compatriotes stupéfaits, s’appliquant à lui-même la prophétie d’Isaïe: “
Cette parole de l’Écriture, que vous venez d’entendre, c’est aujourd’hui
qu’elle s’accomplit ” (Lc 4,21). Deux mille ans ont passé, mais les
pécheurs qui ont besoin de miséricorde – et qui n’en a pas besoin? –
trouvent toujours une consolation dans cet ” aujourd’hui ” du salut qui,
sur la Croix, ouvrit les portes du Règne de Dieu au larron repenti: ” Amen,
je te le déclare: aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis ” (Lc
23,43).

La plénitude du temps

5. Il est certain que la coïncidence de ce Jubilé avec l’entrée dans un
nouveau millénaire a favorisé, sans aucunement se livrer à des fantaisies
millénaristes, la perception du mystère du Christ dans le vaste horizon de
l’histoire du salut. Le christianisme est une religion insérée dans
l’histoire! C’est en effet sur le terrain de l’histoire que Dieu a voulu
établir une alliance avec Israël et préparer ainsi la naissance de son Fils
du sein de Marie ” dans la plénitude du temps ” (Ga 4,4). Considéré dans
son mystère divin et humain, le Christ est le fondement et le centre de
l’histoire, il en est le sens et le but ultime. C’est en effet par lui,
Verbe et image du Père, que ” tout a été fait ” (Jn 1,3; cf. Col 1,15-16).
Son incarnation, qui a son sommet dans le mystère pascal et dans le don de
l’Esprit, constitue le cour vibrant du temps, l’heure mystérieuse où le
Règne de Dieu s’est fait proche (cf. Mc 1,15) et même s’est enraciné dans
notre histoire comme une semence destinée à devenir un grand arbre (cf. Mc
4,30-32).
” Christ hier, Christ aujourd’hui, Christ demain, pour tous et toujours, tu
es Dieu “. Par ce chant mille fois répété, nous avons contemplé cette année
le Christ tel que l’Apocalypse nous le présente: ” L’Alpha et l’Oméga, le
Premier et le Dernier, le commencement et la fin ” (Ap 22,13). Et tout en
contemplant le Christ, nous avons adoré en même temps le Père et l’Esprit,
la Trinité unique et indivise, mystère ineffable dans lequel tout a son
origine et tout a son achèvement.

Purification de la mémoire

6. Afin que notre regard devienne plus pur pour contempler le mystère,
cette Année jubilaire a été fortement marquée par la demande de pardon. Et
cela s’est vérifié non seulement pour les personnes, qui se sont
interrogées sur leur propre vie, afin d’implorer la miséricorde et
d’obtenir le don spécial de l’indulgence, mais aussi pour l’Église entière,
qui a voulu se rappeler les infidélités par lesquelles beaucoup de ses fils
ont, au cours de l’histoire, jeté une ombre sur son visage d’Épouse du Christ.
Depuis longtemps, nous nous étions préparés à cet examen de conscience,
sachant que l’Église, qui comprend en son sein des pécheurs, ” est à la
fois sainte et toujours appelée à se purifier “.4 Des rencontres
scientifiques nous ont aidés à identifier les aspects où l’esprit
évangélique, au cours des deux premiers millénaires, n’a pas toujours
brillé. Comment oublier l’émouvante liturgie du 12 mars 2000 où, dans la
basilique Saint-Pierre, fixant mon regard sur le Crucifié, je me suis fait
moi-même l’interprète de l’Église, demandant pardon pour le péché de tous
ses fils? Cette ” purification de la mémoire ” a raffermi nos pas sur le
chemin de l’avenir, nous rendant en même temps plus humbles et plus
vigilants dans notre adhésion à l’Évangile.

Les témoins de la foi

7. Toutefois, la vive conscience de la pénitence ne nous a pas empêchés de
rendre gloire au Seigneur pour ce qu’il a fait au cours de tous les
siècles, en particulier au cours du siècle que nous laissons derrière nous,
assurant à son Église une vaste cohorte de saints et de martyrs. Pour
certains d’entre eux, l’Année jubilaire a été également l’année de la
béatification ou de la canonisation. Que ce soit chez des Papes bien connus
de l’histoire ou chez d’humbles figures de laïcs et de religieux, d’un
continent à l’autre de la terre, la sainteté s’est plus que jamais révélée
comme la dimension qui exprime le mieux le mystère de l’Église. Message
éloquent qui n’a pas besoin de paroles, elle représente d’une manière
vivante le visage du Christ.
Par ailleurs, à l’occasion de l’Année sainte, on a fait beaucoup pour
rassembler les précieuses mémoires des Témoins de la foi au vingtième
siècle. Nous les avons évoqués le 7 mai 2000, avec les représentants des
autres Églises et Communautés ecclésiales, dans le cadre suggestif du
Colisée, symbole des persécutions antiques. C’est un héritage à ne pas
perdre; il faut en faire l’objet d’une gratitude permanente et avoir un
propos renouvelé d’imitation.

L’Église en marche

8. Comme s’ils marchaient sur les traces des saints, d’innombrables fils
de l’Église se sont succédé ici à Rome, auprès des tombeaux des Apôtres,
dans le désir de professer leur foi, de confesser leurs péchés et de
recevoir la miséricorde qui sauve. Cette année, mes yeux n’ont pas
seulement été impressionnés par les multitudes qui ont rempli la Place
Saint-Pierre à l’occasion de nombreuses célébrations. Bien souvent, je me
suis arrêté à regarder les longues files de pèlerins qui attendaient
patiemment de pouvoir passer la Porte sainte. Je m’efforçais d’imaginer en
chacun d’eux l’histoire d’une vie, faite de joie, d’inquiétudes, de
souffrances; une histoire rejointe par le Christ et qui, dans le dialogue
avec lui, reprenait son chemin d’espérance.
En observant le flux continuel des groupes, j’en retirais comme une image
concrète de l’Église en marche, de cette Église située, comme le dit saint
Augustin, ” entre les persécutions du monde et les consolations de Dieu “.5
Il ne nous est donné que d’observer le visage le plus extérieur de cet
événement singulier. Qui peut mesurer les merveilles de grâce qui se sont
réalisées dans les cours? Il convient de se taire et d’adorer, nous en
remettant humblement à l’action mystérieuse de Dieu et chantant son amour
sans fin: ” Misericordias Domini in æternum cantabo! “.

Les jeunes

9. Les nombreuses rencontres jubilaires ont rassemblé les catégories les
plus diverses de personnes, enregistrant une participation vraiment
impressionnante qui a parfois mis à dure épreuve les efforts des
organisateurs et des animateurs, tant de l’Église que de la société civile.
Je voudrais profiter de cette lettre pour exprimer à tous mes remerciements
les plus cordiaux. Mais au-delà des chiffres, ce qui m’a ému bien souvent,
c’est la constatation de l’engagement sérieux de prière, de réflexion, de
communion, qui s’est généralement manifesté lors de ces rencontres.
Et comment ne pas rappeler spécialement la rencontre joyeuse et
enthousiasmante des jeunes? S’il y a une image du Jubilé de l’An 2000 qui
plus que d’autres restera vivante dans la mémoire, c’est bien certainement
celle de la marée de jeunes avec lesquels j’ai pu établir une sorte de
dialogue privilégié, fondé sur une sympathie réciproque et une entente
profonde. Il en a été ainsi dès la bienvenue que je leur ai souhaitée Place
Saint-Jean de Latran et Place Saint-Pierre. Je les ai vus ensuite essaimer
à travers la ville, joyeux comme doivent l’être les jeunes, mais aussi
réfléchis, désireux de prière, de ” sens “, d’amitié véritable. Il ne sera
pas facile, ni pour eux-mêmes ni pour ceux qui les ont observés, d’effacer
de leur mémoire cette semaine où Rome s’est fait ” jeune avec les jeunes “.
Il ne sera pas possible d’oublier la célébration eucharistique de Tor Vergata.
Une fois encore, les jeunes se sont révélés pour Rome et pour l’Église un
don spécial de l’Esprit de Dieu. Quand on regarde les jeunes, avec les
problèmes et les fragilités qui les caractérisent dans la société
contemporaine, on éprouve parfois une certaine tendance au pessimisme. Le
Jubilé des jeunes nous a comme ” pris à contre-pied “, nous délivrant au
contraire le message d’une jeunesse qui aspire profondément, malgré de
possibles ambiguïtés, aux valeurs authentiques qui ont dans le Christ leur
plénitude. Le Christ n’est-il pas le secret de la vraie liberté et de la
joie profonde du cour? Le Christ n’est-il pas l’ami suprême et en même
temps l’éducateur de toute amitié authentique? Si le Christ est présenté
aux jeunes avec son vrai visage, ils le voient comme une réponse
convaincante et ils sont capables de recevoir son message, même s’il est
exigeant et marqué par la Croix. C’est pourquoi, me laissant prendre par
leur enthousiasme, je n’ai pas hésité à leur demander un choix radical de
foi et de vie, leur indiquant une tâche merveilleuse: se faire les “
veilleurs du matin ” (cf. Is 21,11-12) en cette aurore du nouveau millénaire.

Pèlerins des diverses catégories

10. Je ne peux évidemment pas m’étendre sur les détails de chaque
événement jubilaire. Chacun d’eux a eu son caractère propre et a laissé son
message non seulement à ceux qui y ont pris part directement, mais aussi à
ceux qui en ont entendu parler ou qui y ont participé à distance à travers
les médias. Mais comment ne pas évoquer l’atmosphère festive de la première
grande rencontre consacrée aux enfants? Commencer par eux signifiait d’une
certaine manière respecter l’avertissement de Jésus: ” Laissez les petits
enfants venir à moi ” (Mc 10,14). Cela signifiait plus encore peut-être
refaire le geste qu’il avait accompli quand il ” plaça au milieu d’eux ” un
enfant et en fit le symbole même de l’attitude à prendre si l’on veut
entrer dans le Royaume de Dieu (cf. Mt 18,2-4).
Ainsi, en un sens, c’est sur les traces des enfants que sont venues
demander la miséricorde jubilaire les catégories les plus variées
d’adultes: des personnes âgées aux malades et aux personnes handicapées,
des travailleurs des usines et des champs aux sportifs, des artistes aux
professeurs d’universités, des évêques et des prêtres aux personnes de vie
consacrée, des hommes politiques aux journalistes et jusqu’aux militaires,
venus redire le sens de leur service: un service de la paix.
Le rassemblement des travailleurs, qui s’est déroulé le 1er mai, date
traditionnelle de la fête du travail, a eu beaucoup de souffle. Je leur ai
demandé de vivre de la spiritualité du travail, à l’imitation de saint
Joseph et de Jésus lui-même. Leur jubilé m’a en outre donné l’occasion de
lancer une pressante invitation à assainir les déséquilibres économiques et
sociaux existant dans le monde du travail, et à gérer avec décision les
processus de la mondialisation économique en fonction de la solidarité et
du respect dû à chaque personne humaine.
Les enfants, avec leur irrépressible allégresse, sont revenus pour le
Jubilé des familles, où ils ont été désignés au monde comme le ” printemps
de la famille et de la société “. Cette rencontre jubilaire a été vraiment
éloquente: d’innombrables familles, provenant des diverses régions du
monde, sont venues chercher avec une ferveur renouvelée la lumière du
Christ sur le dessein originel de Dieu à leur égard (cf. Mc 10,6-8). Elles
se sont engagées à la manifester à une culture qui risque de perdre, d’une
manière toujours plus préoccupante, le sens même du mariage et de
l’institution familiale.
L’une des rencontres qui sont restées pour moi les plus émouvantes est
celle que j’ai eue avec les prisonniers de Regina Cæli. J’ai lu dans leurs
yeux la souffrance, mais aussi le repentir et l’espérance. Pour eux, le
Jubilé a été à un titre tout à fait spécial une ” année de miséricorde “.
Enfin, dans les derniers jours de l’année, fort sympathique fut la
rencontre avec le monde du spectacle, qui exerce une grande force
d’attraction sur l’esprit des gens. J’ai rappelé aux personnes engagées
dans ce secteur qu’elles ont la grande responsabilité de proposer, en même
temps qu’un joyeux divertissement, des messages positifs, moralement sains,
capables d’insuffler la confiance et l’amour de la vie.

Le Congrès eucharistique international

11. Dans la logique de cette Année jubilaire, le Congrès eucharistique
international devait avoir une signification marquante. Et il l’a eue! Si
l’Eucharistie est le sacrifice du Christ qui se rend présent parmi nous, sa
présence réelle pouvait-elle ne pas être au centre de l’Année sainte
consacrée à l’incarnation du Verbe? Voilà précisément pourquoi cette année
fut envisagée comme une année ” intensément eucharistique “,6 et c’est
ainsi que nous avons essayé de la vivre. En faisant mémoire de la naissance
du Fils, comment pouvait-on en même temps omettre la mémoire de sa Mère?
Marie a été présente dans la célébration jubilaire, non seulement à
l’occasion de congrès particulièrement significatifs, mais surtout au
moment du grand acte de confiance par lequel, avec une bonne partie de
l’épiscopat mondial, j’ai remis à ses soins maternels la vie des hommes et
des femmes du nouveau millénaire.

La dimension ocuménique

12. On comprendra que j’en vienne spontanément à parler surtout du Jubilé
vu du Siège de Pierre. Je n’oublie cependant pas que j’ai voulu moi-même
que sa célébration ait lieu également et au même titre dans les Églises
particulières, et c’est là que la plupart des fidèles ont pu obtenir les
grâces spéciales, en particulier l’indulgence liée à l’Année jubilaire.
Pourtant, il est significatif que beaucoup de diocèses aient senti le désir
de venir également ici à Rome avec des groupes importants de fidèles. La
Ville éternelle a ainsi fait apparaître une fois encore son rôle
providentiel de lieu où les richesses et les dons de chaque Église, et même
de chaque pays et de chaque culture, s’harmonisent dans la ” catholicité “,
afin que l’unique Église du Christ manifeste d’une manière toujours plus
éloquente son mystère de sacrement d’unité.7
J’avais aussi recommandé que, dans le programme de l’Année jubilaire, on
réserve une attention particulière à la dimension ocuménique. Y a-t-il une
meilleure occasion, pour encourager la marche vers la pleine communion, que
la célébration commune de la naissance du Christ? Beaucoup d’efforts ont
été accomplis à cette fin, et il reste le souvenir lumineux de la rencontre
ocuménique dans la Basilique Saint-Paul, le 18 janvier 2000, quand, pour la
première fois dans l’histoire, une Porte sainte a été ouverte conjointement
par le Successeur de Pierre, par le Primat de la Communion anglicane et par
un Métropolite du Patriarcat ocuménique de Constantinople, en présence de
représentants d’Églises et de Communautés ecclésiales du monde entier. Dans
cette ligne ont eu lieu aussi certaines rencontres importantes avec des
Patriarches orthodoxes et des Chefs d’autres confessions chrétiennes. Je me
souviens en particulier de la récente visite de S. S. Karékine II,
Patriarche suprême et Catholicos de tous les Arméniens. De plus, beaucoup
de fidèles d’autres Églises et Communautés ecclésiales ont participé aux
diverses catégories de rencontres jubilaires. Certes, le chemin ocuménique
reste ardu, peut-être long, mais ce qui nous anime, c’est l’espérance
d’être guidés par la présence du Ressuscité et par la force inépuisable de
son Esprit, capable de surprises toujours nouvelles.

Le pèlerinage en Terre sainte

13. Par ailleurs, comme ne pas rappeler mon Jubilé personnel sur les
routes de Terre sainte? J’aurais voulu le commencer à Ur des Chaldéens,
pour me mettre presque concrètement sur les pas d’Abraham, ” notre père
dans la foi ” (cf. Rm 4,11-16). J’ai dû au contraire me contenter d’une
étape purement spirituelle, avec la ” Liturgie de la parole ” suggestive
célébrée le 23 février dans la Salle Paul VI. Aussitôt après eut lieu le
pèlerinage proprement dit, en suivant l’itinéraire de l’histoire du salut.
J’ai eu ainsi la joie de m’arrêter au Mont Sinaï, où s’accomplit le don du
Décalogue et de la première Alliance. Un mois plus tard, je reprenais la
route, allant au Mont Nebo et me rendant ensuite aux lieux mêmes qui ont
été habités et sanctifiés par le Rédempteur. Il est difficile d’exprimer
l’émotion que j’ai ressentie à pouvoir vénérer les lieux de la naissance et
de la vie du Christ, à Bethléem et à Nazareth, et célébrer l’Eucharistie au
Cénacle, au lieu même de son institution, à méditer de nouveau le mystère
de la Croix sur le Golgotha, où Il a livré sa vie pour nous. En ces lieux,
encore tourmentés et même récemment endeuillés par la violence, j’ai pu
faire l’expérience d’un accueil extraordinaire non seulement de la part des
fils de l’Église mais aussi de la part des communautés israélienne et
palestinienne. Grande a été également mon émotion lors de la prière auprès
du Mur des Lamentations et de la visite au mémorial de Yad Vashem, terrible
souvenir des victimes des camps d’extermination nazis. Ce pèlerinage a été
un moment de fraternité et de paix, que j’ai plaisir à considérer comme
l’un des dons les plus beaux de l’événement jubilaire. En repensant au
climat dans lequel j’ai vécu ces jours-là, je ne peux pas ne pas exprimer
le souhait ardent d’une solution rapide et juste pour les problèmes encore
existants dans ces lieux saints, également chers aux juifs, aux chrétiens
et aux musulmans.

La dette internationale

14. Le Jubilé a été aussi – et il ne pouvait en être autrement – un grand
événement de charité. Dès les années préparatoires, j’avais fait appel à
une attention plus grande et plus active pour les problèmes de la pauvreté
qui tourmentent encore le monde. Dans ce domaine, le problème de la dette
internationale des pays pauvres a revêtu une signification particulière. Un
geste de générosité à l’égard de ces derniers était dans la logique même du
Jubilé, qui, dans sa configuration biblique originelle, était justement le
temps où la communauté s’engageait à rétablir la justice et la solidarité
dans les rapports entre les personnes, allant jusqu’à restituer les biens
matériels qui leur avaient été soustraits. Je suis heureux de constater
que, récemment, les Parlements de nombreux États créditeurs ont voté une
substantielle réduction de la dette bilatérale qui grevait les pays les
plus pauvres et les plus endettés. Je forme le vou que les Gouvernements
respectifs complètent rapidement ces décisions parlementaires. Par contre,
la question de la dette multilatérale contractée par les pays les plus
pauvres vis-à-vis des Organismes financiers internationaux s’est avérée
plutôt problématique. Il faut souhaiter que les États membres de ces
Organisations, surtout ceux qui ont plus de pouvoir décisionnel,
réussissent à trouver les consensus nécessaires pour parvenir à la solution
rapide d’une question dont dépend le processus de développement de nombreux
pays, avec de lourdes conséquences pour la situation économique et
existentielle d’innombrables personnes.

Un dynamisme nouveau

15. Ce ne sont là que quelques-unes des lignes de force de l’expérience
jubilaire. Celle-ci laisse beaucoup de souvenirs imprimés en nous. Mais si
nous voulions ramener à son noyau central le grand héritage qu’elle nous
laisse, je n’hésiterais pas à le situer dans la contemplation du visage du
Christ, lui qui est considéré dans ses traits historiques et dans son
mystère, accueilli dans sa présence multiple dans l’Église et dans le
monde, proclamé comme sens de l’histoire et lumière sur notre route.
Nous devons maintenant regarder devant nous, nous devons ” avancer au large
“, confiants dans la parole du Christ: Duc in altum! Ce que nous avons fait
cette année ne saurait justifier une sensation d’assouvissement, et encore
moins nous amener à une attitude de démobilisation. Les expériences vécues
doivent au contraire susciter en nous un dynamisme nouveau qui nous
incitera à investir en initiatives concrètes l’enthousiasme que nous avons
éprouvé. Jésus lui-même nous avertit: ” Celui qui met la main à la charrue
et regarde en arrière n’est pas fait pour le Royaume de Dieu ” (Lc 9,62).
Dans la cause du Royaume, il n’y a pas de temps pour regarder en arrière,
et encore moins pour s’abandonner à la paresse. Bien des choses nous
attendent, et c’est pourquoi nous devons établir un programme pastoral
post-jubilaire qui soit efficace.
Il importe toutefois que ce que nous nous proposerons, avec l’aide de Dieu,
soit profondément enraciné dans la contemplation et dans la prière. Notre
époque est une époque de mouvement continuel, qui va souvent jusqu’à
l’activisme, risquant facilement de ” faire pour faire “. Il nous faut
résister à cette tentation, en cherchant à ” être ” avant de ” faire “.
Rappelons-nous à ce sujet le reproche de Jésus à Marthe: ” Tu t’inquiètes
et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire ” (Lc
10,41-42). Dans cet esprit, avant de proposer à votre réflexion certaines
lignes d’action, je désire partager avec vous quelques éléments de
méditation sur le mystère du Christ, fondement absolu de toute notre action
pastorale.

II
UN VISAGE A CONTEMPLER

16. ” NOUS VOULONS VOIR JESUS ” (Jn 12,21). Cette demande, présentée à
l’Apôtre Philippe par quelques Grecs qui s’étaient rendus en pèlerinage à
Jérusalem à l’occasion de la Pâque, résonne aussi spirituellement à nos
oreilles en cette Année jubilaire. Comme ces pèlerins d’il y a deux mille
ans, les hommes de notre époque, parfois inconsciemment, demandent aux
croyants d’aujourd’hui non seulement de ” parler ” du Christ, mais en un
sens de le leur faire ” voir “. L’Église n’a-t-elle pas reçu la mission de
faire briller la lumière du Christ à chaque époque de l’histoire, d’en
faire resplendir le visage également aux générations du nouveau millénaire?
Notre témoignage se trouverait toutefois appauvri d’une manière
inacceptable si nous ne nous mettions pas d’abord nous-mêmes à contempler
son visage. Le grand Jubilé nous a assurément aidés à le faire d’une
manière plus profonde. Au terme du Jubilé, tandis que nous reprenons le
chemin de la vie ordinaire, conservant en nous la richesse des expériences
vécues en cette période toute spéciale, notre regard reste plus que jamais
fixé sur le visage du Seigneur.

Le témoignage des Évangiles

17. La contemplation du visage du Christ ne peut que nous renvoyer à ce
que la Sainte Écriture nous dit de lui, elle qui est, du début à la fin,
traversée par son mystère, manifesté de manière voilée dans l’Ancien
Testament, pleinement révélé dans le Nouveau Testament, au point que saint
Jérôme affirme avec vigueur: ” L’ignorance des Écritures est l’ignorance du
Christ lui-même “.8 En restant ancrés dans l’Écriture, nous nous ouvrons à
l’action de l’Esprit (cf. Jn 15,26), qui est à l’origine de ces écrits, et
au témoignage des Apôtres (cf. ibid., 27), qui ont fait la vivante
expérience du Christ, le Verbe de vie, qui l’ont vu de leurs yeux, entendu
de leurs oreilles, touché de leurs mains (cf. 1 Jn 1,1).
Par leur intermédiaire, c’est une vision de foi qui nous parvient, soutenue
par un témoignage historique précis, un témoignage véridique que les
Évangiles, malgré la complexité de leur rédaction et leur visée initiale
catéchétique, nous donnent d’une manière pleinement crédible.9

18. En réalité, les Évangiles ne prétendent pas être une biographie
complète de Jésus selon les canons de la science historique moderne.
Toutefois, à travers eux, le visage du Nazaréen apparaît avec un fondement
historique sûr, car les évangélistes se sont préoccupés d’en déterminer les
contours, en recueillant des témoignages crédibles (cf. Lc 1,3) et en
travaillant sur des documents soumis au discernement vigilant de l’Église.
C’est sur la base de ces témoignages de la première heure qu’ils apprirent,
sous l’action éclairante de l’Esprit Saint, le fait humainement
déconcertant de la naissance virginale de Jésus, né de Marie, épouse de
Joseph. De ceux qui l’avaient connu durant la trentaine d’années qu’il
avait passées à Nazareth (cf. Lc 3,23), ils recueillirent les éléments sur
sa vie de ” fils de charpentier ” (Mt 13,55) et de ” charpentier “
lui-même, étant bien inséré dans le cadre de sa parenté (cf. Mc 6,3). Ils
notèrent son sens religieux, qui le poussait à se rendre avec les siens en
pèlerinage annuel au temple de Jérusalem (cf. Lc 2,41) et surtout qui le
faisait fréquenter régulièrement la synagogue de sa cité (cf. Lc 4,16).
Sans toutefois constituer un compte rendu organique et détaillé, les
données deviennent ensuite plus abondantes pour la période du ministère
public, à partir du moment où le jeune Galiléen se fait baptiser par
Jean-Baptiste dans le Jourdain. Fortifié par le témoignage d’en haut,
conscient d’être le ” fils bien-aimé ” (Lc 3,22), il commence sa
prédication de l’avènement du Règne de Dieu, en en illustrant les exigences
et la puissance par des paroles et des signes de grâce et de miséricorde.
C’est ainsi que les Évangiles nous le présentent en chemin, à travers
villes et villages, accompagné par douze Apôtres choisis par lui (cf. Mc
3,13-19), par un groupe de femmes qui l’assistent (cf. Lc 8,2-3), par des
foules qui le cherchent ou le suivent, par des malades qui invoquent sa
puissance de guérison, par des interlocuteurs qui écoutent ses paroles avec
plus ou moins de profit.
Les récits évangéliques s’accordent ensuite à montrer la tension croissante
que l’on observe entre Jésus et les groupes bien en vue de la société
religieuse de son temps, jusqu’à la crise finale, qui a son épilogue
dramatique sur le Golgotha. C’est alors l’heure des ténèbres, suivie d’une
aurore nouvelle, radieuse et définitive. En effet, les récits évangéliques
se terminent en montrant le Nazaréen vainqueur de la mort; ils mettent en
évidence la tombe vide et ils le suivent dans la série des apparitions,
dans lesquelles les disciples, d’abord perplexes et stupéfaits, puis
remplis d’une joie indicible, le découvrent vivant et rayonnant, et
reçoivent de lui le don de l’Esprit (cf. Jn 20,22) et la mission d’annoncer
l’Évangile à ” toutes les nations ” (Mt 28,19).

La voie de la foi

19. ” Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur ” (Jn
20,20). Le visage que les Apôtres contemplèrent après la résurrection était
le même que le visage de ce Jésus avec lequel ils avaient vécu pendant
environ trois ans, et qui maintenant les assurait de la vérité éblouissante
de sa vie nouvelle en leur montrant ” ses mains et son côté ” (ibid.).
Assurément, il ne leur fut pas facile de croire. Ce n’est qu’après un
difficile cheminement spirituel que les disciples d’Emmaüs ont cru (cf. Lc
24,13-35). C’est seulement après avoir constaté le prodige que l’Apôtre
Thomas a cru (cf. Jn 20,24-29). En réalité, bien qu’il ait vu et touché son
corps, seule la foi pouvait le faire entrer pleinement dans le mystère de
ce visage. C’était là une expérience que les disciples avaient déjà dû
faire au cours de la vie historique du Christ, vu les interrogations qui
leur venaient à l’esprit chaque fois qu’ils se sentaient interpellés par
ses gestes et par ses paroles. On ne parvient vraiment à Jésus que par la
voie de la foi, à travers un chemin dont l’Évangile lui-même semble
déterminer les étapes dans la scène bien connue de Césarée de Philippe (cf.
Mt 16,13-20). Comme s’il voulait faire un premier bilan de sa mission,
Jésus interroge les disciples sur ce que ” les gens ” pensent de lui, et il
reçoit comme réponse: ” Pour les uns, il est Jean-Baptiste; pour d’autres,
Élie; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes ” (Mt 16,14).
Réponse certainement pertinente, mais encore – et combien! – distante de la
vérité. Le peuple arrive à percevoir la dimension religieuse vraiment
exceptionnelle de ce rabbi dont les paroles fascinent tellement, mais il ne
réussit pas à le situer au-delà des hommes de Dieu qui ont marqué
l’histoire d’Israël. En réalité, Jésus est tout autre! Ce qu’il attend des
” siens “, c’est justement ce pas supplémentaire dans la connaissance, qui
touche au plus profond de sa personne: ” Et vous, que dites-vous? Pour
vous, qui suis-je? ” (Mt 16,15). Seule la foi professée par Pierre, et avec
lui par l’Église de tous les temps, conduit au ” cour “, atteignant la
profondeur du mystère: ” Tu es le Messie, le fils du Dieu vivant! ” (Mt
16,16).

20. Comment Pierre est-il parvenu à une telle foi? Et que nous est-il
demandé, si nous voulons suivre ses traces d’une manière toujours plus
convaincue? Matthieu nous donne une indication éclairante dans les paroles
par lesquelles Jésus accueille la confession de Pierre: ” Ce n’est pas la
chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux “
(Mt 16,17). L’expression ” la chair et le sang ” évoque l’homme et le mode
commun de connaissance. Dans le cas de Jésus, ce mode commun ne suffit pas.
Une grâce de ” révélation ” qui vient du Père (cf. ibid.) est nécessaire.
Luc nous offre une indication qui abonde dans le même sens lorsqu’il note
que ce dialogue avec les disciples se déroula tandis que, ” un jour, Jésus
priait à l’écart ” (Lc 9,18). Ces deux indications convergentes nous font
prendre conscience que nous n’entrons pas dans la pleine contemplation du
visage du Seigneur par nos seules forces, mais en laissant la grâce nous
prendre par la main. Seule l’expérience du silence et de la prière offre le
cadre approprié dans lequel la connaissance la plus vraie, la plus fidèle
et la plus cohérente de ce mystère peut mûrir et se développer.
L’expression de ce mystère culmine dans la proclamation solennelle de
l’évangéliste Jean: ” Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous,
et nous avons vu sa gloire, la gloire qu’il tient de son Père comme Fils
unique, plein de grâce et de vérité ” (Jn 1,14).

La profondeur du mystère

21. Le Verbe et la chair, la gloire divine et sa tente parmi les hommes!
C’est dans l’union intime et indissociable de ces deux polarités que se
trouve l’identité du Christ, selon la formulation classique du Concile de
Chalcédoine (451): ” Une personne en deux natures “. La personne est celle
du Verbe éternel, Fils du Père, et elle seulement. Les deux natures, sans
aucune confusion, mais aussi sans aucune séparation possible, sont la
nature divine et la nature humaine.10
Nous sommes conscients du caractère limité de nos concepts et de nos
paroles. La formule, quoique toujours humaine, est cependant soigneusement
pesée dans son contenu doctrinal et elle nous permet d’accéder, d’une
certaine manière, à la profondeur abyssale du mystère. Oui, Jésus est vrai
Dieu et vrai homme! Comme l’Apôtre Thomas, l’Église est sans cesse invitée
par le Christ à toucher ses plaies, c’est-à-dire à reconnaître sa pleine
humanité reçue de Marie, livrée à la mort, transfigurée par la
Résurrection: ” Avance ton doigt ici, et vois mes mains; avance ta main, et
mets-la dans mon côté ” (Jn 20,27). Comme Thomas, l’Église se prosterne,
adorant le Ressuscité dans la plénitude de sa splendeur divine, et elle
s’exclame en permanence: ” Mon Seigneur et mon Dieu! ” (Jn 20,28).

22. ” Le Verbe s’est fait chair ” (Jn 1,14). Cette fulgurante présentation
johannique du mystère du Christ est confirmée par tout le Nouveau
Testament. L’Apôtre Paul se situe dans la même ligne lorsqu’il affirme que
le Fils de Dieu, ” selon la chair, […] est né de la race de David ” (Rm
1,3; cf. 9,5). Si aujourd’hui, avec le rationalisme répandu dans de
nombreuses sphères des cultures contemporaines, c’est surtout la foi en la
divinité du Christ qui fait problème, dans d’autres contextes historiques
et culturels on a eu plutôt tendance à réduire ou à faire disparaître le
caractère concret et historique de l’humanité de Jésus. Mais, pour la foi
de l’Église, il est essentiel et imprescriptible d’affirmer que vraiment le
Verbe ” s’est fait chair ” et qu’il a assumé toutes les dimensions de
l’humain, sauf le péché (cf. He 4,15). Dans cette perspective,
l’Incarnation est véritablement, de la part du Fils de Dieu, une kénose, un
” dépouillement ” de la gloire qu’il possède de toute éternité (cf. Ph
2,6-8; 1 P 3,18).
D’autre part, cet abaissement du Fils de Dieu n’est pas une fin en soi; il
tend plutôt à la pleine glorification du Christ, jusque dans son humanité:
” C’est pourquoi Dieu l’a élevé au-dessus de tout; il lui a conféré le Nom
qui surpasse tous les noms, afin qu’au Nom de Jésus, aux cieux, sur terre
et dans l’abîme, tout être vivant tombe à genoux, et que toute langue
proclame: “Jésus Christ est le Seigneur, pour la gloire de Dieu le Père” “
(Ph 2,9-11).

23. ” C’est ta face, Seigneur, que je cherche ” (Ps 27[26],8). L’antique
aspiration du Psalmiste ne pouvait être exaucée de manière plus ample et
plus surprenante que dans la contemplation du visage du Christ. En lui,
Dieu nous a véritablement bénis, et il a fait ” resplendir son visage ” sur
nous (cf. Ps 67[66],2). En même temps, étant à la fois Dieu et homme, il
nous révèle aussi le visage authentique de l’homme, ” il manifeste
pleinement l’homme à lui-même “.11
Jésus est ” l’homme nouveau ” (cf. Ep 4,24; Col 3,10) qui appelle
l’humanité rachetée à participer à sa vie divine. Dans le mystère de
l’Incarnation sont posées les bases d’une anthropologie qui peut aller
au-delà de ses propres limites et de ses propres contradictions pour aller
vers Dieu lui-même, et plus encore vers la perspective de la ” divinisation
“, à travers l’insertion dans le Christ de l’homme racheté, admis dans
l’intimité de la vie trinitaire. Les Pères ont beaucoup insisté sur cette
dimension sotériologique du mystère de l’Incarnation: c’est seulement parce
que le Fils de Dieu est devenu vraiment homme que l’homme peut, en lui et à
travers lui, devenir réellement fils de Dieu.12

Le visage du Fils

24. Cette identité divine et humaine ressort avec force des Évangiles, qui
nous proposent une série d’éléments grâce auxquels nous pouvons nous
introduire à la ” zone-frontière ” du mystère qu’est la conscience que le
Christ a de lui-même. L’Église ne doute pas que, dans leurs récits, les
évangélistes, inspirés d’en haut, aient perçu correctement, dans les
paroles prononcées par Jésus, la vérité de sa personne et de la conscience
qu’il en avait. N’est-ce pas ce que veut signifier Luc en rapportant les
premiers mots de Jésus, à peine âgé de douze ans, dans le Temple de
Jérusalem? Il apparaît alors conscient d’être dans une relation unique avec
Dieu, celle précisément du ” fils “. En effet, à sa mère qui lui fait
remarquer l’angoisse avec laquelle elle-même et Joseph l’ont cherché, Jésus
répond sans hésiter: ” Comment se fait-il que vous m’ayez cherché? Ne le
saviez-vous pas? C’est chez mon Père que je dois être ” (Lc 2,49). Rien
d’extraordinaire donc à ce que son langage, dans sa période de maturité,
exprime de manière décisive la profondeur de son mystère, comme le
soulignent abondamment les Évangiles synoptiques (cf. Mt 11,27; Lc 10,22),
mais surtout Jean l’évangéliste. Sur la conscience qu’il a de lui-même,
Jésus n’a aucun doute: ” Le Père est en moi et moi dans le Père ” (Jn 10,38).
S’il est permis de penser que, dans la condition humaine dans laquelle il
grandissait ” en sagesse, en taille et en grâce ” (Lc 2,52), progressait
aussi la conscience humaine de son mystère jusqu’à l’expression plénière de
son humanité glorifiée, il ne fait pas de doute que Jésus, dans son
existence historique, avait déjà conscience de son identité de Fils de
Dieu. Jean le souligne, allant jusqu’à affirmer qu’en définitive il fut
rejeté et condamné à cause de cela: on cherchait en effet à le tuer car, “
non seulement il violait le repos du sabbat, mais encore il disait que Dieu
était son propre Père, et il se faisait l’égal de Dieu ” (Jn 5,18). Dans
l’épisode de Gethsémani et du Golgotha, la conscience humaine de Jésus sera
soumise à l’épreuve la plus dure. Toutefois, même le drame de la passion et
de la mort ne réussira pas à entamer la certitude sereine qu’il a d’être le
Fils du Père céleste.

Visage de souffrance

25. La contemplation du visage du Christ nous conduit ainsi à aborder
l’aspect le plus paradoxal de son mystère, qui se révèle à l’heure extrême,
l’heure de la Croix. Mystère dans le mystère, devant lequel l’être humain
ne peut que se prosterner et adorer.
La scène de l’agonie au Jardin des Oliviers se dessine avec intensité
devant nos yeux. Jésus, accablé à la pensée de l’épreuve qui l’attend, seul
devant Dieu, l’invoque à sa manière habituelle de tendre confiance: ” Abbà,
Père “. Il lui demande d’éloigner de lui, si cela est possible, le calice
de la souffrance (cf. Mc 14,36). Mais le Père ne semble pas vouloir écouter
la voix de son Fils. Pour rendre à l’homme le visage de son Père, Jésus a
dû non seulement assumer le visage de l’homme, mais se charger aussi du “
visage ” du péché: ” Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a pour nous
identifié au péché des hommes, afin que, grâce à lui, nous soyons
identifiés à la justice de Dieu ” (2 Co 5,21).
Nous ne cesserons jamais d’explorer la profondeur abyssale de ce mystère.
Toute l’âpreté de ce paradoxe se manifeste dans le cri de douleur,
apparemment désespéré, que Jésus fait entendre sur la Croix: ” “Éloï, Éloï,
lama sabactani?”, ce qui signifie: “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné?” ” (Mc 15,34). Est-il possible d’imaginer un supplice plus
grand, une obscurité plus dense? En réalité, tout en conservant le réalisme
d’une douleur indicible, le ” pourquoi ” angoissé que Jésus adresse à son
Père avec les premiers mots du Psaume 22 s’éclaire à la lumière de
l’ensemble de la prière dans laquelle le psalmiste unit, dans un mélange
touchant de sentiments, la souffrance et la confiance. En effet, le Psaume
continue: ” C’est en toi que nos pères espéraient, ils espéraient et tu les
délivrais… Ne sois pas loin: l’angoisse est proche, je n’ai personne pour
m’aider ” (Ps 22[21],5.12).

26. Chers Frères et Sours, le cri de Jésus sur la Croix n’exprime pas
l’angoisse d’un désespéré, mais la prière du Fils qui offre sa vie à son
Père dans l’amour, pour le salut de tous. Au moment où il s’identifie à
notre péché, ” abandonné ” par son Père, il ” s’abandonne ” entre les mains
de son Père. Ses yeux restent fixés sur son Père. C’est bien en raison de
la connaissance et de l’expérience que lui seul a de Dieu que, même en ce
moment de ténèbres, il voit de manière limpide la gravité du péché et qu’il
souffre pour lui. Lui seul, qui voit son Père et en jouit pleinement,
mesure en plénitude ce que signifie résister par le péché à l’amour du
Père. Avant d’être une souffrance pour son corps et à un degré beaucoup
plus élevé, sa passion est une souffrance atroce pour son âme. La tradition
théologique n’a pas manqué de se demander comment Jésus pouvait vivre en
même temps l’union profonde avec son Père, qui est par nature source de
joie et de béatitude, et l’agonie jusqu’au cri de l’abandon. La présence
simultanée de ces deux éléments apparemment inconciliables est en réalité
enracinée dans la profondeur insondable de l’union hypostatique.

27. Face à ce mystère, conjointement à la recherche théologique, une aide
sérieuse peut nous venir du grand patrimoine qu’est la ” théologie vécue “
des Saints. Ceux-ci nous offrent des indications précieuses qui permettent
d’accueillir plus facilement l’intuition de la foi, et cela en fonction des
lumières particulières que certains d’entre eux ont reçues de l’Esprit
Saint, ou même à travers l’expérience qu’ils ont faite de ces états
terribles d’épreuve que la tradition mystique appelle ” nuit obscure “.
Bien souvent, les saints ont vécu quelque chose de semblable à l’expérience
de Jésus sur la Croix, dans un mélange paradoxal de béatitude et de
douleur. Dans le Dialogue de la Divine Providence, Dieu le Père montre à
Catherine de Sienne que dans les âmes saintes peuvent être présentes à la
fois la joie et la souffrance: ” Et l’âme est bienheureuse et souffrante:
souffrante pour les péchés du prochain, bienheureuse par l’union et
l’affection de la charité qu’elle a reçue en elle. Ceux-là imitent l’Agneau
immaculé, mon Fils unique, lequel sur la Croix était bienheureux et
souffrant “.13 De la même façon, Thérèse de Lisieux vit son agonie en
communion avec celle de Jésus, éprouvant précisément en elle le paradoxe de
Jésus bienheureux et angoissé: ” Notre Seigneur dans le Jardin des Oliviers
jouissait de toutes les délices de la Trinité, et pourtant son agonie n’en
était pas moins cruelle. C’est un mystère, mais je vous assure que j’en
comprends quelque chose par ce que j’éprouve moi-même “.14 C’est un
témoignage lumineux! Du reste, le récit même des évangélistes assure le
fondement de cette perception ecclésiale de la conscience du Christ quand
il rappelle que Jésus, même dans l’abîme de la douleur, meurt en implorant
le pardon pour ses bourreaux (cf. Lc 23,34) et en adressant à son Père son
abandon filial jusqu’à l’extrême: ” Père, entre tes mains je remets mon
esprit ” (Lc 23,46).

Le visage du Ressuscité

28. Comme lors du Vendredi saint et du Samedi saint, l’Église ne cesse de
demeurer dans la contemplation de ce visage ensanglanté, dans lequel est
cachée la vie de Dieu et est offert le salut du monde. Mais sa
contemplation du visage du Christ ne peut s’arrêter à son image de
Crucifié. Il est le Ressuscité! S’il n’en était pas ainsi, notre
prédication serait vaine et vaine notre foi (cf. 1 Co 15,14). La
résurrection fut la réponse du Père à son obéissance, comme le rappelle la
Lettre aux Hébreux: ” Pendant les jours de sa vie mortelle, il a présenté,
avec un grand cri et dans les larmes, sa prière et sa supplication à Dieu
qui pouvait le sauver de la mort; et, parce qu’il s’est soumis en tout, il
a été exaucé. Bien qu’il soit le Fils, il a pourtant appris l’obéissance
par les souffrances de sa Passion; et, ainsi conduit à sa perfection, il
est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel “
(5,7-9).
C’est vers le Christ ressuscité que désormais l’Église a les yeux fixés.
Elle le fait en suivant les traces de Pierre, qui versa des larmes après
son reniement, et reprit son chemin en manifestant son amour au Christ,
avec une appréhension compréhensible: ” Tu sais bien que je t’aime ” (cf.
Jn 21,15-17). Elle marche en compagnie de Paul, qui fit la rencontre
foudroyante du Christ sur le chemin de Damas: ” Pour moi, vivre c’est le
Christ, et mourir est un avantage ” (Ph 1,21).
Deux mille ans après ces événements, l’Église les revit comme s’ils
venaient de se produire aujourd’hui. Dans le visage du Christ, elle,
l’Épouse, contemple son trésor, sa joie. ” Dulcis Iesu memoria, dans vera
cordis gaudia “: qu’il est doux le souvenir de Jésus, source de la vraie
joie du cour! Réconfortée par cette expérience, l’Église reprend
aujourd’hui son chemin, pour annoncer le Christ au monde, au début du
troisième millénaire: ” Jésus Christ est le même hier et aujourd’hui, il le
sera à jamais ” (He 13,8).

III
REPARTIR DU CHRIST

29. ” ET MOI, JE SUIS AVEC VOUS TOUS LES JOURS JUSQU’A LA FIN DU MONDE “
(Mt 28,20). Cette certitude, chers Frères et Sours, a accompagné l’Église
pendant deux mille ans, et elle vient d’être ravivée dans nos cours par la
célébration du Jubilé. Nous devons y puiser un élan renouvelé pour notre
vie chrétienne, en en faisant même la force inspiratrice de notre
cheminement. C’est dans la conscience de cette présence du Ressuscité parmi
nous que nous nous posons aujourd’hui la question adressée à Pierre à
Jérusalem, aussitôt après son discours de la Pentecôte: ” Que devons-nous
faire? ” (Ac 2,37).
Nous nous interrogeons avec un optimisme confiant, sans pour autant
sous-estimer les problèmes. Nous ne sommes certes pas séduits par la
perspective naïve qu’il pourrait exister pour nous, face aux grands défis
de notre temps, une formule magique. Non, ce n’est pas une formule qui nous
sauvera, mais une Personne, et la certitude qu’elle nous inspire: Je suis
avec vous!
Il ne s’agit pas alors d’inventer un ” nouveau programme “. Le programme
existe déjà: c’est celui de toujours, tiré de l’Évangile et de la Tradition
vivante. Il est centré, en dernière analyse, sur le Christ lui-même, qu’il
faut connaître, aimer, imiter, pour vivre en lui la vie trinitaire et pour
transformer avec lui l’histoire jusqu’à son achèvement dans la Jérusalem
céleste. C’est un programme qui ne change pas avec la variation des temps
et des cultures, même s’il tient compte du temps et de la culture pour un
dialogue vrai et une communication efficace. Ce programme de toujours est
notre programme pour le troisième millénaire.
Il est toutefois nécessaire qu’il se traduise par des orientations
pastorales adaptées aux conditions de chaque communauté. Le Jubilé nous a
donné l’occasion extraordinaire de nous engager, pour quelques années, sur
un chemin commun à toute l’Église, un chemin de catéchèse articulée autour
du thème de la Trinité et accompagnée d’engagements pastoraux spécifiques
pour réaliser une féconde expérience jubilaire. J’exprime mes remerciements
pour l’adhésion cordiale avec laquelle on a largement accueilli la
proposition que j’avais faite dans la lettre apostolique Tertio millennio
adveniente. Maintenant, ce n’est plus un objectif immédiat qui se présente
à nous: c’est l’horizon le plus large et le plus exigeant de la pastorale
ordinaire. Au milieu des données universelles et inaliénables, il est
nécessaire que le programme unique de l’Évangile continue à s’inscrire dans
l’histoire de chaque réalité ecclésiale, comme cela est toujours advenu.
C’est dans les Églises locales que l’on peut fixer les éléments concrets
d’un programme – objectifs et méthodes de travail, formation et
valorisation du personnel, recherche des moyens nécessaires – qui
permettent à l’annonce du Christ d’atteindre les personnes, de modeler les
communautés, d’agir en profondeur par le témoignage des valeurs
évangéliques sur la société et sur la culture.
J’exhorte donc vivement les Pasteurs des Églises particulières, aidés par
la participation des diverses composantes du peuple de Dieu, à tracer avec
confiance les étapes du chemin futur, en harmonisant les choix de chaque
communauté diocésaine avec ceux des Églises limitrophes et avec ceux de
l’Église universelle.
Une telle harmonie sera certainement facilitée par le travail collégial,
devenu maintenant habituel, qui est mené par les Évêques dans les
Conférences épiscopales et dans les Synodes. N’est-ce pas aussi le sens des
Assemblées continentales du synode des Évêques, qui ont scandé la
préparation du Jubilé, en élaborant des lignes significatives pour
l’annonce actuelle de l’Évangile dans les multiples contextes et dans les
diverses cultures? On ne doit pas laisser tomber ce riche patrimoine de
réflexion, mais le rendre concrètement opérationnel.
C’est donc une ouvre de reprise pastorale enthousiasmante qui nous attend.
Une ouvre qui nous implique tous. Je désire toutefois indiquer, pour
l’édification et l’orientation communes, quelques priorités pastorales, que
l’expérience même du grand Jubilé a fait ressortir à mes yeux avec une
force particulière.

La sainteté

30. Et tout d’abord je n’hésite pas à dire que la perspective dans
laquelle doit se placer tout le cheminement pastoral est celle de la
sainteté. N’était-ce pas le sens ultime de l’indulgence jubilaire, en tant
que grâce spéciale offerte par le Christ pour que la vie de chaque baptisé
puisse être purifiée et rénovée en profondeur?
Je souhaite que, parmi ceux qui ont participé au Jubilé, beaucoup aient
bénéficié de cette grâce, en pleine conscience de son caractère exigeant.
Une fois le Jubilé terminé, la route ordinaire reprend, mais présenter la
sainteté reste plus que jamais une urgence de la pastorale.
Il faut alors redécouvrir, dans toute sa valeur de programme, le chapitre V
de la constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium, consacré à l'”
appel universel à la sainteté “. Si les Pères conciliaires ont donné tant
d’importance à ce sujet, ce n’est pas pour conférer une sorte de touche
spirituelle à l’ecclésiologie, mais plutôt pour en faire ressortir un
dynamisme intrinsèque et caractéristique. La redécouverte de l’Église comme
” mystère “, c’est-à-dire comme ” peuple uni de l’unité du Père et du Fils
et de l’Esprit Saint “,15 ne pouvait pas ne pas entraîner aussi la
redécouverte de sa ” sainteté “, entendue au sens fondamental
d’appartenance à Celui qui est par excellence le Saint, le ” trois fois
Saint ” (cf. Is 6,3). Dire que l’Église est sainte signifie présenter son
visage d’Épouse du Christ, pour laquelle il s’est livré, précisément en vue
de la sanctifier (cf. Ep 5,25-26). Ce don de sainteté, pour ainsi dire
objective, est offert à chaque baptisé.
Mais le don se traduit à son tour en une tâche, qui doit gouverner toute
l’existence chrétienne: ” La volonté de Dieu, c’est que vous viviez dans la
sainteté ” (1 Th 4,3). C’est un engagement qui ne concerne pas seulement
certains chrétiens: ” Tous les fidèles du Christ, quel que soit leur état
ou leur rang, sont appelés à la plénitude de la vie chrétienne et à la
perfection de la charité “.16

31. Rappeler cette vérité élémentaire, en en faisant le fondement de la
programmation pastorale dans laquelle nous nous engageons au début du
nouveau millénaire, pourrait au premier abord sembler quelque chose de peu
opérationnel. Peut-on ” programmer ” la sainteté? Que peut signifier ce mot
dans la logique d’un plan pastoral?
En réalité, placer la programmation pastorale sous le signe de la sainteté
est un choix lourd de conséquences. Cela signifie exprimer la conviction
que, si le Baptême fait vraiment entrer dans la sainteté de Dieu au moyen
de l’insertion dans le Christ et de l’inhabitation de son Esprit, ce serait
un contresens que de se contenter d’une vie médiocre, vécue sous le signe
d’une éthique minimaliste et d’une religiosité superficielle. Demander à un
catéchumène: ” Veux-tu recevoir le Baptême? ” signifie lui demander en même
temps: ” Veux-tu devenir saint? ” Cela veut dire mettre sur sa route le
caractère radical du discours sur la Montagne: ” Soyez parfaits comme votre
Père céleste est parfait ” (Mt 5,48).
Comme le Concile lui-même l’a expliqué, il ne faut pas se méprendre sur cet
idéal de perfection comme s’il supposait une sorte de vie extraordinaire
que seuls quelques ” génies ” de la sainteté pourraient pratiquer. Les
voies de la sainteté sont multiples et adaptées à la vocation de chacun. Je
remercie le Seigneur, qui m’a permis de béatifier et de canoniser ces
dernières années de nombreux chrétiens, et parmi eux beaucoup de laïcs qui
se sont sanctifiés dans les conditions les plus ordinaires de la vie. Il
est temps de proposer de nouveau à tous, avec conviction, ce ” haut degré “
de la vie chrétienne ordinaire: toute la vie de la communauté ecclésiale et
des familles chrétiennes doit mener dans cette direction. Il est toutefois
évident que les parcours de la sainteté sont personnels, et qu’ils exigent
une vraie pédagogie de la sainteté qui soit capable de s’adapter aux
rythmes des personnes. Cette pédagogie devra intégrer aux richesses de la
proposition adressée à tous les formes traditionnelles d’aide personnelle
et de groupe, et les formes plus récentes apportées par les associations et
par les mouvements reconnus par l’Église.

La prière

32. Pour cette pédagogie de la sainteté, il faut un christianisme qui se
distingue avant tout dans l’art de la prière. L’Année jubilaire a été une
année de prière personnelle et communautaire plus intense. Mais nous savons
bien aussi que la prière ne doit pas être considérée comme évidente. Il est
nécessaire d’apprendre à prier, recevant pour ainsi dire toujours de
nouveau cet art des lèvres mêmes du divin Maître, comme les premiers
disciples: ” Seigneur, apprends-nous à prier! ” (Lc 11,1). Dans la prière
se développe ce dialogue avec le Christ qui fait de nous ses intimes: “
Demeurez en moi, comme moi en vous ” (Jn 15,4). Cette réciprocité est la
substance même, l’âme, de la vie chrétienne et elle est la condition de
toute vie pastorale authentique. Réalisée en nous par l’Esprit Saint, elle
nous ouvre, par le Christ et dans le Christ, à la contemplation du visage
du Père. Apprendre cette logique trinitaire de la prière chrétienne, en la
vivant pleinement avant tout dans la liturgie, sommet et source de la vie
ecclésiale,17 mais aussi dans l’expérience personnelle, tel est le secret
d’un christianisme vraiment vital, qui n’a pas de motif de craindre
l’avenir, parce qu’il revient continuellement aux sources et qu’il s’y
régénère.

33. Le fait que l’on enregistre aujourd’hui, dans le monde, malgré les
vastes processus de sécularisation, une exigence diffuse de spiritualité,
qui s’exprime justement en grande partie dans un besoin renouvelé de
prière, n’est-il pas un ” signe des temps “? Les autres religions,
désormais amplement présentes dans les territoires d’ancienne chrétienté,
proposent aussi leurs réponses à ce besoin, et elles le font parfois avec
des modalités attrayantes. Nous qui avons la grâce de croire au Christ,
révélateur du Père et Sauveur du monde, nous avons le devoir de montrer à
quelles profondeurs peut porter la relation avec lui.
La grande tradition mystique de l’Église, en Orient comme en Occident, peut
exprimer beaucoup à ce sujet. Elle montre comment la prière peut
progresser, comme un véritable dialogue d’amour, au point de rendre la
personne humaine totalement possédée par le Bien-Aimé divin, vibrant au
contact de l’Esprit, filialement abandonnée dans le cour du Père. On fait
alors l’expérience vivante de la promesse du Christ: ” Celui qui m’aime
sera aimé de mon Père; moi aussi je l’aimerai, et je me manifesterai à lui
” (Jn 14,21). Il s’agit d’un chemin totalement soutenu par la grâce, qui
requiert toutefois un fort engagement spirituel et qui connaît aussi de
douloureuses purifications (la ” nuit obscure “), mais qui conduit, sous
diverses formes possibles, à la joie indicible vécue par les mystiques
comme ” union sponsale “. Comment oublier ici, parmi tant de témoignages
lumineux, la doctrine de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse d’Avila?
Oui, chers Frères et Sours, nos communautés chrétiennes doivent devenir
d’authentiques ” écoles ” de prière, où la rencontre avec le Christ ne
s’exprime pas seulement en demande d’aide, mais aussi en action de grâce,
louange, adoration, contemplation, écoute, affection ardente, jusqu’à une
vraie ” folie ” du cour. Il s’agit donc d’une prière intense, qui toutefois
ne détourne pas de l’engagement dans l’histoire: en ouvrant le cour à
l’amour de Dieu, elle l’ouvre aussi à l’amour des frères et rend capable de
construire l’histoire selon le dessein de Dieu.18

34. Certes, les fidèles qui ont reçu le don de la vocation à une vie de
consécration spéciale sont appelés à la prière de façon particulière: par
nature, cette vocation les rend plus disponibles à l’expérience
contemplative, et il importe qu’ils s’y adonnent avec une généreuse
assiduité. Mais on se tromperait si l’on pensait que les simples chrétiens
peuvent se contenter d’une prière superficielle, qui serait incapable de
remplir leur vie. Face notamment aux nombreuses épreuves que le monde
d’aujourd’hui impose à la foi, ils seraient non seulement des chrétiens
médiocres, mais des ” chrétiens en danger “. Ils courraient en effet le
risque insidieux de voir leur foi progressivement affaiblie, et ils
finiraient même par céder à la fascination de ” succédanés “, accueillant
des propositions religieuses de suppléance et se prêtant même aux formes
extravagantes de la superstition.
Il faut alors que l’éducation à la prière devienne en quelque sorte un
point déterminant de tout programme pastoral. Moi-même, j’envisage
d’aborder au cours des prochaines catéchèses du mercredi une réflexion sur
les psaumes, en commençant par ceux des Laudes, par lesquelles la prière
publique de l’Église nous invite à consacrer et à orienter nos journées.
Combien il serait utile que, non seulement dans les communautés religieuses
mais aussi dans les communautés paroissiales, on s’emploie davantage à ce
que tout le climat soit imprégné de prière! Il faudrait redonner de la
valeur, avec le discernement voulu, aux formes populaires et surtout
éduquer à la prière liturgique. Une journée de la communauté chrétienne, où
l’on harmoniserait les multiples occupations de la pastorale et du
témoignage dans le monde avec la célébration eucharistique et
éventuellement la récitation des Laudes et des Vêpres

La Bonne Nouvelle – 8 rue Roger Lévy
47180 Sainte Bazeille (France)
Tél: 05.53.20.99.86

Nos sites :
www.labonnenouvelle.fr 
www.mariereine.com
www.rosary-world.com
https://pelerinages.labonnenouvelle.net/

Soyez le premier à partager cet article !